L’utopie du 3e lien ou le transport au pays des licornes
Pierre Jobin
Mon père attribuait les paroles suivantes à Maurice Duplessis : « On peut faire trois élections avec un pont. À la première, tu le promets, à la deuxième, tu le construis et à la troisième, tu l’inaugures. » Si cela continue, la CAQ aura réussi à faire trois élections avec la même promesse du 3e lien sans même avoir levé une pelletée de terre.
Loin de moi l’idée de déplorer le fait que le projet du 3e lien puisse ne jamais voir le jour. La très vaste majorité des experts qui se sont prononcés sur la question ont exprimé une opinion négative à son sujet. C’est à se demander qui vit réellement au pays des licornes.
Un problème de congestion et de trafic
Tous les spécialistes le disent : à cause du trafic induit, l’ajout d’un lien routier ne résoudra pas le problème du trafic. Il va même l’amplifier. C’est d’ailleurs encore à cette conclusion qu’arrive la caisse de dépôt et de placement du Québec. Dans la réalité, ce sont les transports en commun qui permettraient de lutter de façon efficace contre la congestion routière. Avec une offre satisfaisante de transport en commun, plus de gens abandonneraient l’automobile solo, réduisant ainsi le nombre de voitures qui encombrent le réseau routier. D’ailleurs, soulignons à cet égard que la voiture électrique n’est pas non plus une solution à ce problème de congestion et à l’accaparement de l’espace public par l’automobile.
Un problème d’étalement urbain et de protection du territoire agricole.
Un 3e lien routier aurait également comme conséquence de favoriser l’étalement urbain et de menacer de nombreuses terres agricoles. En invitant les gens à s’établir dans des banlieues de plus en plus éloignées de leurs lieux de travail, on ne fait que compliquer l’organisation des transports en commun et favoriser ainsi les déplacements en automobile, augmentant ainsi la quantité de GES émise dans l’environnement.
Au Québec, les terres agricoles ne représentent que 2% du territoire. Cet étalement urbain se ferait au détriment de ces terres. La pandémie nous a rappelé l’importance de protéger notre autonomie alimentaire. Recouvrir de béton, de bitume et de pelouse des champs qui pourraient nous être si précieux afin de produire de la nourriture est tout simplement insensé. Ce n’est pas pour rien que l’UPA s’oppose à un projet de troisième lien. Cette dernière souligne également d’autres effets négatifs : l’augmentation du prix des terres agricoles qui auront pour effet, d’une part, de rendre plus difficile l’accès aux terres agricoles pour les jeunes agriculteurs et, d’autre part, de favoriser un plus grand endettement des producteurs agricoles.
L’argument du transport des marchandises.
L’argument d’un troisième lien pour réduire le trafic ayant été réduit à néant par le rapport de la Caisse de dépôt, le gouvernement de la CAQ s’est alors rabattu sur celui de la sécurité économique. Il est important de préciser ici que la Caisse de dépôt ne dit pas qu’il y a un danger pour la sécurité économique, mais qu’une partie des groupes interrogés se préoccupent de la sécurité économique. Et que parmi ces groupes, certains privilégient un troisième lien, d’autres l’entretien du pont déjà existant.
Mais aucune étude n’est venue évaluer ce péril. On a évoqué l’âge du pont Pierre-Laporte (1970), en omettant de dire que le pont Laviollette est son ainé de 3 ans (1967), que le pont Jacques-Cartier date de 1930 et que le pont Victoria de 1860. Bref, à moins que la réalité ne vienne rejoindre les caricatures, il n’y a pas de chance que Godzilla vienne soudainement détruire le pont Pierre-Laporte.
Le gouvernement évite ainsi de remettre en cause l’industrie du camionnage. Pourtant, cette dernière en plus d’émettre de forte quantité de GES dans l’atmosphère, est aussi une des principales causes de la dégradation de notre réseau routier. Si le transport par camion semble si avantageux, c’est parce qu’il n’assume pas une part importante des coûts externes qu’il génère : dégradation des routes, congestion, pollution de l’air, accidents et accélération des changements climatiques.
Tant qu’à dépenser des milliards de dollars pour un troisième lien destiné aux camions et que bien sûr les automobiles pourraient emprunter, il serait beaucoup plus avisé d’investir dans les réseaux ferroviaires et maritimes pour le transport des marchandises sur de longues distances, réduisant ainsi l’impact négatif du transport par camion et les émissions de GES.
Des milliards d’investissement qui pourraient être investi ailleurs
Les opposants aux 3e lien font souvent valoir que ces milliards de dollars pourraient être mieux investi ailleurs. Nos systèmes de santé et d’éducation auraient bien besoin de ces investissements. Mais même en restant dans le domaine du transport, il y a des milliers de citoyennes et de citoyens qui attendent l’attention du gouvernement à leurs égards La Côte-Nord espère depuis longtemps un pont sur le Saguenay. Les riverains du fleuve Saint-Laurent souhaitent le maintien des services de traversiers. Les résidents des régions éloignées désespèrent d’avoir un transport collectif interurbain satisfaisant.
Il y aurait beaucoup de projets à entreprendre afin d’augmenter la mobilité des personnes tout en diminuant notre empreinte carbone sur l’environnement.
Alors pourquoi s’acharner à défendre un 3e lien ?
Parce qu’une grande partie des électeurs de la CAQ, notamment sur la rive sud de Québec, le souhaite. On peut les comprendre quand on songe que plusieurs d’entre eux font la navette entre les deux rives matin et soir. On peut les comprendre quand des animateurs de radio tapent sur le même clou régulièrement.
Il est plus facile de leur dire ce qu’ils veulent entendre que de leur exposer une vérité désagréable à entendre et qui pourraient les amener à changer certaines de leurs habitudes de vie, notamment en délaissant leur automobile pour le transport en commun. Mais encore faut-il que le transport en commun soit au rendez-vous. C’est pourquoi la Caisse de dépôt propose la mise sur pied d’un SRB (service rapide de bus) à Québec et à Lévis. Or si la ville de Québec accueille favorablement cette proposition, celle de Lévis, par la bouche de son maire et du ministre Drainville, la rejette en prétendant que la construction de voies réservées pour les autobus à Lévis revient au même. Ce que dément bien sûr la Caisse de dépôt.
Les expertises sont pratiquement unanimes, les faits sont clairement énoncés. Comment réussir à contourner ou masquer cette réalité ? Induire les gens en erreur ? Se servir de la supposé rivalité entre Québec et Montréal pour dénigrer certains experts ou certains médias qui rapportent ces faits et cette expertise? Inventer des concepts loufoques comme celui du nombre de ponts par milliers d’habitants, Montréal étant ainsi avantagée par rapport à Québec selon François Legault ? « Mais c’est une île » s’est exclamé spontanément Patrick Roy. C’est évident que les besoins en pont ne sont pas les mêmes. Comment peut-on dire de pareilles absurdités ?
Je crois assez peu à la concrétisation de ce projet de 3e lien, la CAQ ayant refusé de promettre la levée d’une première pelletée de terre avant la fin de son mandat en 2026. Par contre, je m’inquiète que, dans une société comme la nôtre, on puisse faire fi de l’expertise des chercheurs et chercheurs ainsi que de celle des professionnel.les quand vient le temps de prendre des décisions ayant un impact majeur sur la vie des gens et sur l’environnement. Ça revient à engager des dépenses de plusieurs milliards de dollars à l’aveugle.
Références :
Le 3e lien Québec-Lévis de François Legault vu par cinq experts, 18 juin 2024, Les Affaires,
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